- La manipulation est un prérequis pour penser nos sociétés démocratiques.
- La propagande n’induit pas un changement de comportement, elle active la mobilisation.
- Lire la partie 2.
Dans le langage courant, la propagande se dit de mensonges endimanchés dans des techniques plus ou moins élaborées de communication. Le tout visant à manipuler l’opinion publique. Or n’oublie-t-on pas – à force de répéter à tort et à travers que communiquer c’est manipuler – que la propagande est d’abord affaire de mobilisation ?
Le terme de « propagande », dans la filiation qu’il est possible de faire entre son emploi chez Edward Bernays et la conception du langage que développent d’autres auteurs tels que Ernesto Laclau ou Roland Barthes, témoigne en effet d’une conception bien plus fine de la manière dont s’obtient le consentement dans nos sociétés démocratiques. En prenant notamment le contrepied de l’idéal selon lequel les hommes échangeraient en êtres rationnels, faisant à tort de la communication un instrument de transparence au service de la production d’un consensus.
Il est fréquent d’assimiler la communication à un ensemble de techniques machiavéliques de manipulation de l’opinion – pour le dire au bas mot, à de la propagande.
Le terme de propagande associé à nos sociétés démocratiques a été popularisé par Edward Bernays, publicitaire austro-américain, considéré comme le père des relations publiques modernes. Dans son œuvre Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie (1928), Bernays définit la propagande comme étant l’action de ce qu’il appelle un « gouvernement invisible » sur les consciences c’est-à-dire le fait de pouvoir orienter les idées et les actions du plus grand nombre grâce à des techniques issues des sciences humaines et sociales. C’est notamment Bernays qui a contribué à inciter les femmes à fumer aux États-Unis en identifiant la cigarette à un idéal d’émancipation.
Or j’aimerais sortir de ce lieu commun et montrer que le terme de manipulation sert semble-t-il bien souvent d’alibi à une critique facile des rapports de force qui sont par définition en jeu dans les échanges linguistiques et symboliques de toutes sociétés depuis l’Antiquité.
La manipulation est un prérequis pour penser nos sociétés démocratiques.
Car manipulation il y a. Mais le dire conduit bien souvent celui qui s’en offusque à ignorer la complexité des relations entre les acteurs engagés. En méprisant au passage ceux qui « se font manipuler ».
Depuis les Rhétoriques d’Aristote ou de Cicéron, les sociétés occidentales ont toujours élaboré des théories du langage social, prenant acte du fait que certains individus, particulièrement doués dans la capacité d’anticiper les attentes d’un public et d’y répondre sur le plan oratoire étaient légitimes à exercer une influence sociale. Rien de nouveau sous le soleil.
Le fait d’être manipulé – ou plus exactement le fait d’agir dans l’incertitude des événements prochains et des motivations des acteurs avec lesquels nous sommes engagés – me semble être une description raisonnable des conditions du corps social dans nos sociétés dites complexes. Et ce point de départ est plus pertinent pour étudier la capacité qu’ont des collectifs de convertir un message en action.
Ainsi, toute réflexion sur la nature de la communication comme pratique sociale s’enracine dans une certaine vision anthropologique de l’irrationalité relative des groupes sociaux – y compris intellectuels.
Bien plus, le terme de « propagande », à la différence de celui de « manipulation » ne se place pas uniquement sur le plan d’une morale abstraite et a le mérite d’insister sur les « armes matérielles » (les réseaux, les techniques, le travail) que nécessite n’importe quelle mobilisation médiatique. Des « armes » et stratégies qui seront développées plus précisément dans la deuxième partie de cet article.
La propagande n’induit pas un changement de comportement, elle active la mobilisation.
Le terme de « manipulation » appliqué à la communication et aux techniques d’obtention du consentement masque par ailleurs le fait que nul n’a véritablement le pouvoir de modifier radicalement les comportements d’autrui. En effet, si on y regarde de plus près, les techniques de communication visent moins à induire des comportements dans le grand public qu’à susciter un engagement, un passage à l’acte, de la part de publics spécifiques, déjà acquis aux valeurs et aux idées mobilisées par les campagnes de communication.
Conçues comme pratiques sociales, les techniques de communication visent beaucoup plus à produire un surcroît d’engagement et d’action chez des groupes et des individus déjà sensibilisés à certaines thèses et valeurs, plutôt qu’à les imposer complètement de l’extérieur.
Au niveau le plus radical d’une telle conception de la communication comme passage à l’acte ou activation, on trouve les théories – très controversées – du nudge qui font de la communication un enjeu portant non plus sur les messages explicites ou implicites à transmettre au public. Le nudge (« coup de pouce ») se positionne en amont de la capacité même de perception et de compréhension de ces publics sur l’architecture des choix offerts à l’individu dans un cadre social donné (conduite dans les transports en commun, protocole de respect des consignes sanitaires, design des nouvelles interfaces etc.).
Dans l’espace médiatique, cette conception de la communication comme activation se traduit par le fait que le langage – tel qu’il évolue dans les médias de masse – ne peut plus être considéré comme un outil au service de la rationalité. Du côté des philosophies de la communication contemporaines en effet, on observe que le cadre théorique jusqu’alors dominant – celui du consensus et de la sphère publique dérivée de la pensée de Jürgen Habermas – peut facilement être contesté.
Habermas développe une vision idéale de la communication fondée sur le principe de transparence, liée à l’importance pour la démocratie de la formation d’une opinion éclairée, guidant les citoyens et leur fournissant les moyens d’agir sur l’action des gouvernements par l’engagement dans le débat public. D’Edward Bernays à Ernesto Laclau en passant par Roland Barthes, une autre ligne de lecture historique de ce qu’est la communication pourrait aujourd’hui s’imposer : celle des penseurs soutenant l’idée que le langage est un champ parcouru de rapports de force.
Ni transparente, ni rationnelle, ni machiavélique, ni absurde, la communication – pour ces penseurs et ces doctrines – relève cependant moins d’une tentative de contrôle total de la psychologie des individus et des groupes que d’un cadre de réflexion général sur les façons dont la politique ou l’entreprise peuvent mobiliser, c’est-à-dire pousser à l’action des groupes sociaux ou des individus déjà proches des valeurs et des messages qu’il s’agit de défendre.
Les prises de paroles – un tweet, une tribune, ou via des moyens sophistiqués que sont les dispositifs de structuration d’une levée de fonds par exemple – mobilisent des dynamiques psychologiques complexes, en partie inconscientes mais surtout liées à la capacité qu’a le verbe de permettre l’identification et le passage à l’acte. Faisant ainsi de la communication, mue par les armes de la propagande, un adjuvant essentiel à la défense d’une cause ou d’une idée.
Le procès en manipulation que l’on fait à la communication – et à ce que nous choisissons d’appeler propagande – occulte ainsi le fait que les moyens employés par les communicants se nourrissent et exaltent nos natures affectives et politiques. Une nature humaine qui évolue dans un espace médiatique par définition saturé de langage, donc de rapports de force.
Lire la partie 2 : Précis à destination de ceux qui souhaitent convertir leurs messages en action.
Un article rédigé par Audrey Boulard.