Faut-il voir le métavers à moitié plein ? (1/2) : Métavers à tout faire.

9 minutes, pas plus.

La sentez-vous, la hype qui monte ? Les géants de la tech rivalisent ces derniers temps d’annonces tonitruantes : nous sommes à l’aube d’une révolution d’une magnitude équivalente à celle de l’avènement du World Wide Web au début des années 1990 ou du smartphone à la fin des années 2000. Cette révolution porte un nom : métavers (metaverse, en version originale). Et c’est tellement énorme que Facebook a décidé de se renommer Meta histoire de bien marquer son territoire.

À en croire les techno-prophètes, le métavers constituerait la prochaine étape de l’évolution d’Internet, et son arrivée serait imminente. Comment définir le métavers ? Comme son nom l’indique, il s’agit d’un méta-univers : méta, puisque la surcouche numérique que les entreprises technologiques apposent sur la réalité matérielle, son double numérique, appellerait au dépassement de cette dernière ; univers, en tant qu’il vise un nouvel agencement cohérent des différentes strates du monde virtuel aujourd’hui empilées de manière plus ou moins anarchique. Instagram, Zoom, le jeu vidéo Fortnite ou encore la sphère des cryptomonnaies sont à l’heure actuelle des mondes séparés, ils ne forment pas un cosmos. 

Car c’est bien de cela qu’il est question : une nouvelle cosmologie, qui embrasse à la fois les réalités matérielle et numérique, la frontière entre l’une et l’autre devenant peu ou prou indiscernable. On pense tout de suite à Matrix ou à Ready Player One.

Cette prophétie doit-elle être prise au sérieux ? Est-elle fondée sur des arguments qui tiennent la route ? En la matière, un certain scepticisme est de rigueur. Si l’on compile une décennie de conférences TED, à l’heure où ces lignes sont écrites :

~ nous disposons tous d’une imprimante 3D dans notre salon et les usines sont en voie de disparition.

~ la quasi-totalité des véhicules qui circulent dans les villes sont autonomes.

~ le premier homme bicentenaire est déjà parmi nous.

~ nous n’avons plus besoin des services d’un notaire au moment de l’achat d’un appartement, parce que la blockchain.

~ l’État lui-même est une institution appartenant à un passé révolu, remplacé par des « organisations décentralisées autonomes » (parce que la blockchain aussi, donc).

~ le concept de propriété n’a plus cours, les millenials ont précipité l’entrée dans une pure économie de la fonctionnalité.

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Il faudrait tenir une nécrologie des grands bouleversements annoncés et jamais advenus, et demander des comptes à celles et ceux qui font profession de véhiculer ces discours techno-messianiques. Mais revenons au sujet qui nous occupe : faudra-t-il, d’ici quelques années, inscrire le métavers dans cette longue succession de « bluffs technologiques », comme le disait Jacques Ellul.

Ou vraiment, cette fois, quelque chose se passe ?

Généalogie du métavers.

Pour tâcher d’y voir plus clair, essayons de comprendre comment tout cela a commencé. Comme souvent, c’est la science-fiction qui fournit les éléments structurants du nouveau discours technologique. Le concept de métavers apparaît pour la première fois sous la plume de l’écrivain Neal Stephenson en 1992, dans le roman Le Samouraï virtuel. Le métavers désigne une intrication entre les mondes réel et virtuel. En ce sens, il diffère du concept de cyberespace en vogue dans les années 1980 et 1990 (également emprunté à la littérature de science-fiction) : le cyberespace est un monde séparé, la frontière reste tangible. Le cyberespace repose sur une vision dualiste, le métavers sur une conception moniste, ou tout du moins synthétique.

Dans le courant de l’année 2020, alors qu’une bonne partie de l’humanité se retrouve confinée et que l’espace public disparaît des radars – ce qui n’est sans doute pas sans importance – des géants technologiques gravitant pour la plupart autour du secteur des jeux vidéos, ressortent le concept du placard. En avril 2021, Jensen Huang, CEO du fabricant de processeurs et cartes graphiques Nvidia, déclare dans les colonnes de Time Magazine que son entreprise travaille à la création d’un « monde virtuel qui sera un jumeau numérique du nôtre ». 

Au même moment, Epic Games, l’éditeur du jeu massivement multijoueur Fortnite (qui revendique 350 millions d’utilisateurs réguliers, principalement parmi les jeunes générations), annonce avoir complété une levée de fonds d’un milliard de dollars pour « créer des expériences sociales connectées dans Fortnite, Rocket League et Fall Guys, tout en donnant plus de pouvoirs aux développeurs et aux créateurs de jeux avec l’Unreal Engine, les Epic Online Services et l’Epic Games Store ». 
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Bref, la puissance du hardware nous emmène vers des jeux véritablement photoréalistes, et surtout, la démocratisation des jeux multijoueurs à univers permanent transforme ces derniers en espaces d’interactions sociales à part entière. La figure du nerd accro à World of Warcraft a fait long feu ! Jusqu’ici, tout va bien.

Là-dessus, une tendance qui se développe en parallèle, sans lien direct avec le jeu vidéo, commence à titiller les agités du métavers : les NFT. Les non fungible tokens, ou jetons non fongibles dans la langue de Molière, sont des actifs cryptographiques d’un genre particulier. À la différence d’une cryptomonnaie de type Bitcoin – la fongibilité est une caractéristique commune de la monnaie – un NFT n’est pas interchangeable avec un autre. En règle générale, un NFT est rattaché à un objet numérique unique. Le jeton sanctionne l’authenticité – quoi que cela puisse bien vouloir dire dans un contexte numérique, où les notions d’original et de copie n’ont théoriquement pas cours, et où les biens tendent vers la non-rivalité et la non-exclusivité, mais passons – de l’objet numérique en question. Le certificat, inscrit sur une blockchain, peut ensuite être vendu.

Bref, le NFT tient lieu de titre de « propriété » pour un objet immatériel donné. 

Le marché de l’art est d’ores et déjà en ébullition : en mars dernier, la maison Christie’s a vendu aux enchères le NFT d’une œuvre numérique de l’artiste Beeple pour la coquette somme de 69,3 millions de dollars (dans les faits, la transaction a eu lieu en ether, mais notre Michel-Ange digital s’est empressé de convertir la somme en bons vieux dollars sonnants et trébuchants). 

Le même mois, Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, cédait (quoi que cela puisse… vous avez la suite) son tout premier tweet remontant à l’an de grâce 2006 pour 2,9 millions de dollars. Précision utile : vous pouvez toujours librement consulter le tweet en question. Il y a juste, quelque part dans la blockchain, un jeton qui porte la mention « ce NFT est mien », et qui pourra dans le futur être cédé, on l’espère pour l’heureux propriétaire, pour le double, l’octuple ou le centuple. 

Plus proche de nous, la dernière licorne française, Sorare, commercialise des cartes de joueurs de football virtuelles par le biais d’un système de NFT. Une sorte d’album Panini du métavers. 

Autre cas intéressant : un certain Camembert a fait l’acquisition du NFT de la Tour Eiffel sur la place de marché OpenSea pour un peu plus de 100 000 euros en avril dernier. Une très belle affaire, même si Camembert ne pourra malheureusement pas rançonner les touristes dans le vrai monde, il est néanmoins l’heureux détenteur d’une parcelle unique sur une sorte de cadastre virtuel (qui ne confère donc de droits que dans la sphère immatérielle).

Bref, si des gens sont prêts à se délester de millions pour acquérir des jetons liés à des objets numériques, important au passage dans le monde virtuel des catégories et concepts forgés pour répondre aux contraintes bien réelles du monde matériel (rareté des terres, des ressources, ce genre de choses), c’est bien que nous avons déjà un pied dans le métavers.

De toute façon, il est question de blockchain, il est donc permis de dire à peu près tout et n’importe quoi, et tant pis si Adam Smith est en PLS.

Jusqu’ici, tout va bien, dans les grandes lignes. Jusqu’à ce que Facebook entre dans l’arène : là, la machine commence à s’emballer.

Fantaisie finale.

On ne peut pas dire que l’entreprise ait très bonne presse. Depuis quelques années, un parfum de scandale permanent enveloppe le réseau social hégémonique. Dernièrement, ce sont les Facebook Files publiés par le Washington Post qui mettent le feu au poudre. Ancienne ingénieure de la firme de Menlo Park, la lanceuse d’alerte Frances Haugen tire à boulets rouges sur son ex-employeur devant le Sénat américain. À cette occasion, un parlementaire a fait la déclaration suivante : « Voici mon message à Mark Zuckerberg. L’époque où vous pouviez envahir notre vie privée, promouvoir des contenus toxiques et vous en prendre à des enfants et des adolescents est révolue. » Ambiance.

Que fait-on quand ça commence à sentir le roussi ? On bluffe ! Facebook a désespérément besoin de relancer la fabrique à rêves, et semble bien décidé à préempter le métavers. Cet été, Zuck confiait au magazine The Verge qu’il pensait que « le métavers représente une grande partie du prochain chapitre d’Internet, celui qui va suivre la révolution du mobile. Et le métavers est aussi une partie du futur de notre entreprise. » À tel point que Facebook – l’entreprise – s’est rebrandée pour mieux illustrer sa transition vers le métavers : désormais il faudra compter avec Meta.

Cerise sur le gâteau : Laurent Solly, le patron de l’antenne française du -F de GAFA, annonçait fièrement la création de 10 000 emplois méta-qualifiés en Europe dans les cinq prochaines années. Et le métavers version Facebook, c’est autre chose que des cartes de foot à 300 000 euros ou des sacs banane Gucci pour son avatar sur Fortnite : Mark Zuckerberg parle d’« Internet incarné » et même « de ce qui se rapproche le plus d’un dispositif de téléportation ». Là, on parle bien d’une fusion entre le réel et le virtuel, comme dans Le Samouraï virtuel (classé dans la catégorie dystopie, d’ailleurs).

À toutes fins utiles, rappelons qu’en 2014, Facebook a racheté Oculus, le champion annoncé de la réalité virtuelle, pour trois milliards de dollars, et ce près de deux avant que le premier casque Oculus Rift ne soit disponible à la vente. Initié en 2012 sur Kickstarter, le projet Rift avait à l’époque suscité l’enthousiasme de la communauté geek de par le monde (c’était l’époque où l’on pouvait croiser quelques start-upeurs en mal de distinction sociale errant dans les espaces de coworking affublés de Google Glass, ce qui leur avait valu le doux surnom de glassholes). Cette fois, après plusieurs tentatives ratées dans les années 80 et 90 – une pensée affectueuse pour celles et ceux qui avaient craqué pour le Virtual Boy de Nintendo en 1995 – nous y étions, la VR grand public allait devenir une réalité. En 2021, force est de constater que la révolution annoncée n’a pas eu lieu. 

Les casques de réalité virtuelle n’intéressent pour le moment qu’une communauté d’amateurs restreinte. Facebook n’avait d’ailleurs pas l’air de trop savoir quoi faire d’Oculus jusqu’alors : en 2017, Facebook avait bien présenté Facebook Spaces, sorte d’hybride entre Skype et les Sims en réalité virtuelle, mais cela n’avait pas franchement mis les foules en délire. Et donc ? All in. Tapis. Métavers. 

Le 28 octobre 2021, à l’occasion de la conférence Connect 2021, Mark Zuckerberg ne se contente pas d’annoncer en grande pompe le changement de nom de sa société, il dévoile également une démo technique du métavers à la sauce Faceb… Meta. Et le résultat est pour le moins étrange. D’un côté, rien de franchement renversant du côté des usages : on se situe quelque part entre une application de visioconférence et Second Life. Sur le fond, pas de révolution par rapport à l’itération précédente, Spaces, et on ne voit pas trop à quoi ce métavers pourrait bien nous servir. 

Sur la forme, en revanche, Zuck nous vend du rêve.

Si l’univers graphique présenté ne vise pas au photoréalisme – on se situe plutôt au niveau d’une production Pixar du début des années 2010 – cela reste impressionnant. Le problème, c’est que le genre d’intéractions mises en scène entre les avatars supposent tout un attirail technologique (casques de réalité virtuelle, bien sûr, mais également lunettes de réalité augmentée, combinaison de motion capture, etc.) qui est encore loin d’être prêt pour le grand public. Vous souvenez-vous de Magic Leap et de sa baleine à bosse dans un gymnase ? En 2018, le décalage entre le teaser et le produit fini avait suscité une immense déception. 

Bref, le métavers tel qu’il vient de nous être présenté n’est sans doute pas exactement pour demain, mais il faut bien avouer que Facebook se donne les moyens de ses ambitions : Zuck a récemment annoncé à ses investisseurs que l’édification de son pays imaginaire allait coûter la bagatelle de dix milliards de dollars dans les années qui viennent (avec même 50 millions pour s’assurer que le métavers serait développé de « manière responsable ». Nous voilà rassurés). 

Une force de frappe financière qui ne répond cependant pas à la question suivante : pour quoi faire ?

Pour quoi faire indeed. Pour le savoir : lire la suite.