Eddie & D.

4 minutes, pas plus.

Les cendres tombent à côté du cendrier. Il ne le remarque même pas. Le porte-cigarette coincé entre les dents, ses fines lèvres retroussées, il tire sur sa clope avec nonchalance, les paupières alourdies par le réconfort âpre d’un bourbon tourbé.

Les sillons creusés par le poids du pouvoir torpillent son front d’une inquiétude sombre, inconnue pour cet homme qui n’a tremblé que peu de fois dans sa vie, par exemple quand la Cour suprême a eu la bonne idée de déclarer inconstitutionnels des dispositifs essentiels du New Deal. 

On frappe. La fesse droite surélevée de quelques centimètres au dessus du siège raide de son fauteuil roulant, D. tonne : « Vous êtes en retard ! Entrez donc ! » Retombant lourdement en arrière, il ajoute tout bas, comme pour lui-même : « Viens, viens donc, je t’attendais, Satan ».

« Bonsoir, Monsieur le Président. Pardonnez-moi, j’ai accouru dès que j’ai su que vous m’aviez demandé. » 

D. connaît l’homme en long, en large et en travers, mais sa physionomie ne cesse de le surprendre : la moustache de Bernays, soigneusement coupée et coiffée en pointe forme comme une troisième lèvre au dessus de sa bouche, poilue et charnue. Son sourire et son air affable n’y peuvent rien : il n’a pas du tout l’air jovial. 

D. soupire. 

« Eddie, je vais vous la faire courte. Je n’aime pas ce que vous tricotez. Les Républicains me traitent depuis des lustres de suppôt communiste à cause du New Deal, mais ils devraient plutôt fouiller dans vos petites affaires. Avec vous, Staline aurait fait cent millions de morts et il aurait convaincu son peuple que c’est pour son bien. »

« Monsieur le Président, je suis un patriote et un libéral sincère et dévoué. Ce que vous dites me surprend et me blesse. »

Non, il ne ressemble pas du tout à son oncle, pense D. Freud au moins avait de la retenue…

« Je sais, je sais, vous allez me faire le coup de l’entrée en guerre de notre pays en 17. Je sais que c’est grâce à vous que personne, dans ce pays pourri par la pacifisme, n’a pipé mot. Mais mettre les femmes américaines à la cigarette en les convaincant que c’est le porte-symbole de la libération ? Cette merde dont je n’arrive pas à me débarrasser ? Voyons, Eddie ! Votre propagande est odieuse !

Demain, vous allez nous faire croire que le gras rend gros et que l’austérité favorise la croissance ?

« Monsieur le Président, je sais comment convaincre le peuple de ce qui est incertain. Mais je ne suis pas en mesure de faire d’un mensonge éhonté une eau bénite. »

« Foutaises ! »

Dans un accès de colère, D. expulse le cendrier induit de crasse et débordant de mégots de son bureau. Le fracas ne fait pas sursauter Edward. D. se ressaisit lentement. Après tout, qui est ce Bernays pour mériter sa colère ?

« Bon, bon, passons. J’ai besoin de vous, Eddie. »

D’un coup sec, Bernays attire une chaise à lui et y pose son postérieur d’un air décidé, sous le regard ahuri de D. 

« Je vous écoute. Mais parlez clairement, Monsieur le Président. »

« On doit faire la guerre, Eddie. L’autre gnôme à moustache, celui qui utilise vos travaux depuis 33, c’est un fou furieux. Des bruits courent… d’atroces bruits. Je vous les épargne. Cette fois, c’est une question de vie ou de mort pour notre monde. »

Bernays acquiesce sans qu’un muscle de son visage ne bouge. 

« Mais voilà, personne dans ce pays ne veut faire la guerre ! Laissez ces vermines communiste et nazie s’entretuer tranquillement », qu’ils disent. Bande d’abrutis… Quand on sera tous morts, ils parleront autrement ! J’ai tout essayé. Qu’est-ce que je peux faire ? Hein ? » 

Il toussote dans l’espoir que l’effort comprimera ses canaux lacrymaux. « Aidez-moi, Eddie ». Tout à coup, sa voix se teinte d’imploration.

Bernays rajuste sa cravate et dit, sans se départir de son air imperturbable : « Toute activité humaine, Monsieur le Président, peut être utilisée à bon escient, comme elle peut l’être pour détruire tout ce qui nous est cher. Vous pensez que je suis l’empoisonneur de l’esprit de notre peuple, et que la Propagande joue sur le fanatisme, la bêtise et l’égoïsme du public. Mais je ne fais qu’appliquer une méthode, une technique, une démarche claire et structurée à une matière mal dégrossie et imparfaite. Certes, vous pouvez convaincre les plus misérables qu’en leur enlevant le dernier denier public, ils deviendront prospères. Vous pouvez faire croire qu’une drogue faite pour rendre dépendant est un agent de la libération universelle. Mais vous pouvez utiliser les méthodes de vos ennemis pour défaire leurs campagnes ignobles et immorales. »

Il se penche légèrement vers D., comme pour lui faire une confidence, et ajoute en chuchotant : 

« Tout dépend de qui l’utilise et dans quel but. Vous pouvez, Monsieur le Président, faire de la Propagande de ce qui est vrai et bon pour les hommes, comme vos Ennemis utilisent la Propagande pour persuader votre peuple de ce qui est faux et mauvais pour lui.  »

Sidéré comme s’il était frappé par la foudre, D. prononce en louchant sur le petit nez d’Eddie : 

« Le Bon ? Le Vrai ? Le Juste ? »

Se jetant en arrière sur sa chaise, Bernays éclate de rire. 

« Mais bien sûr, Monsieur le Président, vous pouvez aussi l’utiliser pour vendre votre politique ! »

La tension desserre son étau du corps de D., qui lâche un rictus de soulagement.

« Vendre ? C’est bien ça. Comment je vends une guerre, Eddie ? »

« C’est très simple, Monsieur le Président. D’abord, vous commencez par convaincre les industriels que la guerre, c’est bon pour eux. Ensuite, vous dites aux Républicains et aux anti-communistes, que le but est d’anéantir l’URSS et de mettre le grapin sur l’Europe, une fois la guerre gagnée. »

« Et le peuple ? »

« Le peuple ? Parlons-en, justement. Ce n’est pas si simple, en fait, la Propagande. Monsieur Le Président. Commençons par un petit verre… »

Et pendant que les derniers rayons léchaient paresseusement les fenêtres du Bureau Ovale, pendant qu’Eleanor Roosevelt préparait le thé en phantasmant les mémoires qu’elle écrira depuis la terrasse de la maison familiale de Hyde Park, New York, pendant que la guerre étendant sa toile maléfique sur le monde, D. et Eddie fertilisaient la terre de la victoire à venir en buvant un bourbon tourbé.