- « Contenu » : histoire d’un mot.
- Les contenus purs existent-ils ?
- Le contenu : une espèce invasive appelée à coloniser l’ensemble des écosystèmes culturels.
- La marchandisation précède la création.
- Et c’est grave docteur ?
- Notes.
- Lire la partie 2.
Le contenu est l’avatar culturel d’un virus qui infecte nos imaginaires politiques : les idéophèmes. Lire la partie 2.
« Quand les hommes ne peuvent plus changer les choses, ils changent les mots. »
Jean Jaurès
Contenu : ce terme, depuis relativement peu de temps, sert à désigner uniformément toute œuvre de l’esprit humain, quels qu’en soient la nature, l’objet, la destination. Que s’est-il passé pour que nous nous mettions tous à parler ainsi ? Et surtout, que cela révèle-t-il des rapports que nous entretenons avec l’idée de culture au sens large ?
Il est de ces mots comme surgis de nulle part, qui, du jour au lendemain, fleurissent dans toutes les bouches. En temps normal, les mots sont le produit d’un lent processus de sédimentation et de maturation, qui s’étale sur des siècles, parfois des millénaires, à tel point qu’il faut se livrer à une sorte d’archéologie linguistique — l’étymologie — pour retrouver le sens originel d’un mot parfois occulté par son usage courant¹.
Les mots dont je parle ici sont d’un genre différent : les échelles de temps sur lesquelles ils se forment sont extrêmement courtes. Quelques mois, quelques années tout au plus.
La langue, par sa nature même, a toujours quelque chose de moutonnier : c’est une réalité intersubjective (« la langue se situe à la frontière entre soi et l’autre », écrit le linguiste Mikhaïl Bakhtine). Très vite, le mot nouveau — il peut aussi bien s’agir d’une expression ou d’un usage — sature le champ médiatique et se diffuse dans l’ensemble de la société. Il n’est alors plus possible de l’éviter, il est partout, autour de nous, pointe au détour d’une conversation sans qu’on s’y attende, et il faut bien se soumettre et se résoudre à l’employer. Même si, à chaque fois qu’on le prononce, on n’est pas très sûr de ce qu’on veut dire par là.
« Contenu » : histoire d’un mot.
« Contenu » fait partie de ces mots-là. Difficile de dire quand cela a commencé², mais aujourd’hui, toute œuvre de l’esprit, ou toute production culturelle, pour le dire dans l’idiome de comptable qui est devenu notre langue maternelle à toutes et à tous, tend à être universellement désignée comme un contenu. Roman, poème, chronique, chanson, article, enquête, traité, film, peu importe : tout cela, c’est du contenu. Une matière indéfinie, indénombrable : du contenu.
Et parler ainsi, si l’on prend la peine de s’arrêter un instant, c’est tout de même très bizarre. De quoi parle-t-on quand on prononce le mot « contenu » ? Et surtout : comme qui parle-t-on ?
Probablement pas comme un artiste, du moins au sens traditionnel du terme, car personne ne se lève le matin en se disant « tiens, aujourd’hui, je vais produire du contenu ! ». L’intention d’un cinéaste, c’est de réaliser un film ; celle d’un musicien, de composer un morceau ; celle du poète, d’écrire un poème.
Pas comme un lecteur, un auditeur ou un spectateur non plus, car personne ne pense en son for intérieur quand il entre dans un cinéma ou ouvre son journal : « tiens, j’ai bien envie de consommer du contenu ».
Mais alors quoi ? Qu’est-ce que c’est que ce mot, contenu ? Que signale cette étrange indéfinition qui semble soudainement et uniformément frapper toutes les productions culturelles humaines ?
Les contenus purs existent-ils ?
Contenu est une qualité qui vient la plupart du temps se greffer sur des formes anciennes (films, articles, etc.), qui préexistaient dans le champ culturel. Mais existe-t-il des formes nouvelles, non mélangées, qu’on n’arriverait pas à définir autrement que par l’indéfinition même du terme de contenu ? Autrement dit : de purs contenus, qui nous aideraient à mieux cerner le concept dont ils découlent.
J’aurais tendance à répondre par l’affirmative. Ce que produisent les influenceurs et influenceuses sur Youtube ou Instagram, c’est du contenu, pas autre chose. Il est en tout cas difficile de faire usage d’un autre mot pour désigner leur production. Une chronique ? Une enquête ? Un sketch ? Rien qui ne sonne juste. Par définition, la tâche principale d’un influenceur est de monétiser son audience auprès de marques. Ce qui ne signifie pas que des motivations extra-financières ne puissent en partie orienter son activité — passion, ennui, égocentrisme, etc. — mais toutes sont arraisonnées par l’objectif pécuniaire primaire. À cette fin, n’importe quel contenu fera l’affaire. Et voilà l’homme-sandwich devenu le dream job de la « génération Z ».
Si, dans le cas des influenceurs, on ne peut parler que de contenu, c’est à cause de l’indistinction qui se trouve à la racine de leur production. L’œuvre de l’esprit et la publicité, l’intention créative et l’intention mercantile, sont impossibles à démêler les unes des autres. À l’époque de la télévision ou de la radio, nous avions des coupures pub, dans les journaux, nous avions des encarts publicitaires : la publicité venait interrompre le flux, et par la même occasion, se signalait en tant que telle. Le marchand et le non-marchand entretenaient des relations de dépendances mutuelles, bien sûr, mais ne se recouvraient pas absolument. Le contenu pur est d’une autre nature : il n’est pas le produit d’une symbiose, mais d’une fusion.
Le contenu : une espèce invasive appelée à coloniser l’ensemble des écosystèmes culturels.
Définition provisoire du contenu : une production culturelle au sein de laquelle intention créative et intention mercantile se confondent absolument. Cette définition tient-elle dès lors qu’on s’intéresse aux contenus impurs, composites, mélangés ? C’est-à-dire : les contenus-films, les contenus-séries, les contenus-articles, etc. ? En partie, seulement, mais comme vous allez le voir, cette définition imparfaite, car basée sur un cas limite, devrait nous permettre de mieux cerner les répercussions de l’avènement du contenu-roi sur notre environnement culturel. Ce qui se joue, c’est un retournement, voire une inversion complète, au sein du processus de production des œuvres de l’esprit.
Par commodité, concentrons-nous sur les contenus-films et contenus-séries, et en particulier, au rôle que joue Netflix dans le paysage audiovisuel mondialisé. Il y a vingt ans, Netflix se spécialisait dans la location de DVD par voie postale ; il y a dix ans, c’était une plateforme de diffusion de films et séries en ligne ; aujourd’hui, Netflix est l’une des principales sociétés de production de contenus-films et de contenus-séries. À la fin, il ne restera probablement plus que Netflix et Disney³. Qu’est-ce qui distingue Netflix d’une major du cinéma d’il y a soixante ans ?
Son processus de production. Netflix est avant tout une entreprise technologique : les algorithmes qu’elle fait tourner en continu lui permettent de connaître très finement son audience — ses audiences, plutôt — et de segmenter son marché en conséquence, en amont de tout processus créatif. L’un des premiers cas d’école fut une série, fruit d’un algorithme qui avait pu déterminer que les gens qui aimaient la série politique The West Wing tendaient à aussi apprécier l’acteur Kevin Spacey ainsi que le réalisateur David Fincher.
Ainsi naquit House of Cards.
La marchandisation précède la création.
La voilà, l’inversion que j’évoquais tout à l’heure. Au sens propre, même, une révolution : avec Netflix, un nouveau schéma de production s’impose, dans lequel la marchandisation précède la création.
La marchandisation précède la création. Prenez le temps de relire cette phrase deux ou trois fois, car ça, c’est un fait absolument nouveau. Que l’on s’entende bien : cela couve depuis longtemps. Il y eut par exemple par le passé des groupes de musique qui furent de pures émanations d’études de marché (vous vous souvenez de la mode des boys band dans les années 90 ?). Mais les moyens technologiques ne permettaient alors pas de passer à l’échelle industrielle, et tout cela restait assez artisanal. Cela ne fixait pas de norme, il y avait des défauts d’ajustement dans le processus, et sur un malentendu, quelque chose qui ne soit pas un pur produit de consommation pouvait se retrouver projeté dans une salle obscure ou atterrir dans les bacs.
Aujourd’hui, en revanche, impossible de créer sans inclure dans la structure même de l’œuvre le souci de bien la vendre.
Le schéma de production dans l’industrie culturelle du monde d’avant se résumait de la façon suivante : création, production, marchandisation, diffusion. Dans cet ordre. Le studio, le label, la maison d’édition, misaient sur une création, et assumaient au passage un risque. Les Beatles, chronologiquement, ce sont d’abord quatre gamins des quartiers populaires de Liverpool qui se réunissent dans un garage pour jouer du rock, qui commencent à tourner dans les clubs de Hambourg, se font repérer par un label, signent avec une major, deviennent des stars planétaires, finissent comme une multinationale florissante (ce qui fait au passage imploser le groupe).
Prenez une série aussi manifestement grevée d’intentions mercantiles que Star Wars. Quand j’étais enfant, on parlait de la « saga » La Guerre des Étoiles, en référence à un genre littéraire tout droit venu de l’Islande médiévale ; aujourd’hui, on parle de licence Star Wars. Autrement dit : de marque. C’est bien qu’un glissement s’est opéré. On dérivait des produits des films (l’expression « produits dérivés » est transparente) mais les films eux-mêmes n’étaient pas la marchandise elle-même, ils en étaient le support. Dans les vieux Star Wars — et même dans la prélogie initiée à la fin des années 90, globalement ratée, mais dans le monde du contenu, un mauvais film deviendrait presque quelque chose de désirable, j’y reviendrai — on sent la présence d’un auteur, avec son imaginaire, ses thèmes de prédilection, ses influences intellectuelles, son incapacité notoire à écrire des dialogues corrects. Quid de la postlogie produite ces dernières années suite au rachat de la licence par Disney ? Rien. Pas d’auteur, pas d’âme, pas de saveur. Un produit calibré. Les derniers Star Wars ne sont pas des films, mais des contenus cinématographiques.
Dans le monde du contenu, la marchandisation se situe en amont du processus créatif et non plus en aval.
Avec la volonté du créateur, elle en est l’un des éléments porteurs ; parfois le principal, sinon le seul. Netflix, comme Disney, produit du contenu, même s’il le fait sans doute de manière plus subtile. Ce qui ne veut pas dire que Netflix ne produit pas de bons films, bien au contraire. Mais dans un univers de contenus, les qualificatifs « bon » ou « mauvais » n’ont plus vraiment de sens : formuler un jugement esthétique devient quasi-impossible, tout au plus peut-on se borner à constater « j’étais dans la cible » ou « je n’étais pas dans la cible ».
Des cinéastes reconnus comme les frères Coen, David Fincher ou Martin Scorsese, ont pu réaliser grâce à la plateforme des films que les gros studios à l’ancienne n’avaient plus le courage de mettre sur les rails. Reste que ce sont des contenus avant d’être des films.
Scorsese, au sujet des films de super-héros estampillés Marvel, déclarait en substance : « ce n’est pas du cinéma ». Il a sans doute raison, mais lui-même, quand il réalise The Irishman pour le compte de Netflix, insère sa démarche créative dans une logique de contenu. On peut considérer que ce n’est pas grave, que la patte de l’auteur se fait toujours sentir, et ce n’est pas totalement faux. Mais vous n’avez jamais eu l’impression que toutes les productions Netflix avaient toutes plus ou moins le même arrière-goût (et je dis bien : arrière-goût) ? Un peu comme celui qu’on retrouve dans la nourriture industrielle, qui ne nous empêche pas de l’apprécier parfois, celui du Nutella ou des yaourts aromatisés à la banane, mais toujours, uniformément, là, sur l’arrière du palais.
Cet arrière-goût vaguement métallique que vous percevez dans les morceaux de musique qui défilent dans votre playlist Spotify ou dans les séries que vous enchaînez, c’est celui du contenu4.
Non pas quelque chose qui aurait été conçu par des êtres humains pour d’autres êtres humains, mais par des robots pour d’autres robots.
Et c’est grave docteur ?
Oui, plutôt.
J’ai donné plus haut une définition du mot « contenu ». J’avais également au début de ce texte posé une deuxième question : comme qui parle-t-on quand on prononce le mot « contenu » ? À ce stade, vous avez probablement déjà la réponse : on parle comme une plateforme. La plateforme ne se soucie que de faire concorder un contenant, un contenu et une audience, et se tient donc dans une relative indifférence quant à la nature et à la qualité du contenu qu’elle propose. Mais alors, pourquoi parler comme une plateforme serait un problème ?
Parce que cela occulte le nouveau schéma de production qui est en train de se généraliser au sein des industries culturelles. Notre usage naïf du mot « contenu » nous ôte la capacité de questionner l’inversion de la démarche créative. Simplement, de la questionner. Nous devenons, sans le savoir, juste en prononçant un mot, les complices des plateformes. Avec un risque qui doit être pris au sérieux : que la logique du contenu ne finisse par coloniser l’ensemble de l’écosystème culturel, comme la perche du Nil dans le lac Victoria, l’écrevisse de Californie dans les cours d’eau français ou les algues vertes sur le littoral breton.
Avec les conséquences que l’on connaît.
Un article rédigé par Arthur De Grave.
Le contenu est l’avatar culturel d’un virus qui infecte nos imaginaires politiques : les idéophèmes. Lire la partie 2.