Crise(s) de la culture (2/2) : quand les mots remplacent les idées.

3 minutes, pas plus.

Les idéophèmes arborent parfois un costume en matière culturelle, ils portent alors le nom de contenu. Lire la partie 1.

Dans l’ Empereur-Dieu de Dune, le quatrième tome du Cycle de Dune de Frank Herbert, l’empereur Leto II a subi une mutation lui conférant à la fois une apparence monstrueuse et la vie éternelle. Au terme d’un règne de plus de 3 000 ans, au cours duquel il a maintenu l’humanité sous un joug tyrannique, il est finalement — spoiler alert — mis à mort. Le corps du despote se dissout, ou plutôt, se fragmente : les « truites des sables » qui avaient fusionné avec son corps, jusqu’à s’y substituer, se détachent de ce dernier et se répandent sur toute la surface de la planète. Chacune contient un fragment encapsulé de la conscience du dieu déchu. 

Je n’ai pas trouvé de meilleure analogie pour évoquer la mutation de l’idéologie à l’époque contemporaine. On entend souvent que les idéologies sont mortes. C’est faux : comme Leto, elles se sont simplement fragmentées. Comme son nom l’indique, une idéologie est un système de représentations cohérent, un corpus constitué en règle générale assez conscient de lui-même. Sous cette forme, les idéologies ont bel et bien disparu à la fin du siècle dernier. Pour adopter une forme nouvelle : atomisée, mouvante, insaisissable, et donc difficiles à mettre en échec. Les idéologies se sont encapsulées dans des mots.

Les idéophèmes, nouveaux agents de la propagande.

Contenu est donc l’un de ces mots : c’est un fragment détaché du système de représentation d’une plateforme. Ce système est parfaitement cohérent et pertinent du point de vue de la plateforme : on ne reproche pas sa myopie à une taupe, et un chien n’a pas besoin de percevoir plus de deux couleurs. Mais quand le mot se détache et se dissémine dans l’ensemble de la société de manière autonome, quelque chose d’autre se produit : il porte en lui, de manière parcellaire, un peu de la matrice idéologique qui l’a vu naître. Il détermine alors certaines structures de pensée et modalités d’action chez celles et ceux qui se mettent à le répéter en boucle1

On commercialise avant de créer. On parle avant de penser2

Je propose de désigner ce nouvel état de l’idéologie par le néologisme suivant : 

idéophèmes.

Les idéophèmes3 seraient des mots particuliers, porteurs d’une forte charge idéologique, capables d’altérer les représentations du locuteur sans qu’il en soit conscient, et par-delà, les représentations collectives.

Dans un monde traversé par des idéophèmes, la propagande ne consiste plus à imposer des idées, mais à propager des mots.

Ce nouvel état idéologique et la mutation de la propagande qu’il entraîne découlerait du fait suivant : les idées et représentations n’ont en réalité plus besoin d’être comprises ni de se rattacher à un concept défini pour se diffuser de manière efficace. L’infrastructure médiatique et technologique actuelle leur offre un milieu idéal pour se répliquer de poche en poche. On ne parle pas de « viralité » par hasard.

Le concept de mème qui fait désormais partie du langage courant d’Internet — a été forgé par Richard Dawkins dans Le Gène Égoïste à partir des mots « gène » et « mimesis » (imitation). Dawkins le définit comme une « unité d’information contenue dans un cerveau échangeable au sein d’une société ». Autrement dit, le mème joue dans l’évolution de la culture un rôle similaire à  celui que tient le gène dans celle du vivant.

Un idéophème ressemble beaucoup à un mème, dont il est une sous-catégorie, mais se comporte davantage comme un virus : ni tout à fait vivant, ni tout à fait inerte, une chaîne d’ADN incomplète qui a besoin de parasiter une cellule-hôte pour se répliquer. Quand nous écrivons ou vocalisons un idéophème comme le mot contenu, nous sommes comme infectés par un bout de système de représentations qui nous utilise pour se multiplier. 

Nous devenons des vecteurs : nous ne parlons pas, mais quelque chose parle à travers nous.

Prendre la propagande au mot.

Insidieux et particulièrement virulent (ils commencent par saturer l’espace médiatique) les idéophèmes ont cependant une faiblesse : il suffit, pour les désamorcer, de prendre la propagande au mot. Je m’explique : si vous êtes allé au bout de ce texte, il y a de bonnes chances pour que vous entendiez, dans un coin de votre tête, un léger grincement la prochaine fois que vous prononcerez le mot « contenu ». Ce petit grain de sable suffit peut-être à gripper la mécanique.

Avec la mode des neurosciences, il est de bon ton de gloser à l’infini sur les méfaits des biais cognitifs. On devrait plutôt s’inquiéter des biais autrement plus redoutables qu’instillent en nous les mots que nous reprenons sans y prêter attention.

Il faudrait commencer par dresser une liste des idéophèmes en circulation pour ensuite chercher à développer, au plus vite, une immunité collective.


Un article rédigé par Arthur De Grave.

Les idéophèmes arborent parfois un costume en matière culturelle, ils portent alors le nom de contenu. Lire la partie 1.

Notes

1
Sur le sujet, voir L’illusion performative
.
2
Cela correspond à l’hypothèse de Sapir-Whorf en linguistique, selon laquelle ce sont les structures de la langue qui déterminent les cadres de pensée, et pas l’inverse.
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3
De ἰδέα, « idée », et φήμη, « parole »
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