Quelque chose cloche. Les outils classiques de la rhétorique sont en train de tomber en désuétude. En leur lieu et place, les moyens de propagande algorithmique s’imposent à une vitesse incontrôlée. Il est peut-être temps d’entrer en résistance.
Voulons-nous vraiment d’un monde colonisé par le bullshit, où les discours n’essaient même plus d’avoir du sens ? Un monde où l’on ne partage plus aucun mythe, où l’on ne sait même plus comment raconter même l’histoire la plus simple ?
Il existe un genre de champignons, baptisé ophiocordyceps, qui présente un cycle de reproduction tout à fait étonnant. Les cordyceps sont des enthomopathogènes. En termes moins chics, cela signifie que ces ravissants champignons sont des parasites des insectes. Chacune des espèces de cordyceps – on en dénombre environ 140 – contamine un insecte bien particulier. Fourmis, chenilles, guêpes… Les cordyceps sont des parasites personnalisés. Prenons par exemple une fourmi arboricole de la tribu des Camponoti. Des spores d’ophiocordyceps unilateralis – son infection sur-mesure, rien que pour elle – pénètrent dans son corps. Au bout de quelques heures, son comportement change. Au début, elle semble simplement désorientée. Son système nerveux est directement atteint : le malheureux invertébré est déjà victime d’un puissant envoûtement. Le temps passe, et la fourmi finit par quitter la sécurité de sa colonie pour descendre vers le sol de la forêt. Un milieu hostile. C’est que le champignon a une petite idée derrière la tête, et pour cause : il est en train de guider son hôte précisément là où les conditions de température et d’humidité sont optimales pour son développement futur. Une fois arrivée sur zone, la fourmi se traîne péniblement sous une feuille, à l’abri de la lumière, y plante fermement ses mandibules dans un ultime effort, puis meurt. Dans les jours qui suivent, le cordyceps dévore ses organes internes ; en même temps, le crâne éclate pour laisser pousser l’organe reproducteur du parasite – le stroma – qui finit par libérer de nouvelles spores dans l’atmosphère. Et le cycle recommence.
C’était en octobre, il y a quelques années. J’étais confortablement assis au premier balcon, et j’attendais que le concert commence. En contrebas, ça s’agitait dans la fosse. La soirée s’annonçait plutôt pas mal. La salle était pleine ; la scénographie, austère au possible. L’artiste avait visiblement fait de gros efforts pour rendre sa performance aussi peu instagrammable que possible. Lumières blafardes, col roulé noir sur fond de scène noir… Le message était clair.
En vain, bien évidemment.
Les premières notes de musique avaient mis un terme au brouhaha ambiant, mais la transe qui s’était alors emparée du public n’avait pas grand-chose à voir avec ce qui se passait sur scène. Une faille profonde séparait cette dernière de la salle. C’était peut-être la fatigue, la chaleur poisseuse qui flottait dans l’air, ou les nappes hypnotiques de la musique qui me faisaient tourner la tête. Je fus saisi d’une hallucination. J’eus le sentiment que les spectateurs présents autour de moi ne l’étaient plus vraiment, que leur attention et leurs intentions n’étaient plus les leurs, qu’ils n’étaient plus que des hôtes pour une entité étrangère qui les avait déjà dévoré de l’intérieur. A travers eux, quelque chose d’autre assistait au concert. Ils étaient là pour enregistrer plutôt que pour vivre une performance live. En contrebas, les bras levés au bout desquels brillaient autant d’écran de smartphones de leur éclat horripilant m’évoquaient le stroma du cordyceps, qui s’élève de la tête fendue de sa victime et duquel gicleront bientôt les spores qui perpétueront la grande marche de l’infection. L’effet de réseau.
A côté de moi, un femme blonde, sans âge, répétait le même rituel obsessionnel : elle filmait pendant quelques secondes avant de passer de longues minutes à écrire un texte bizarre, ponctué de majuscules, de tag et d’emoji divers. Une vingtaine de fois pendant toute la durée de la performance. Quand la batterie de son téléphone a finalement rendu l’âme, elle l’a remis dans son sac avant de quitter la salle d’une démarche robotique. Pour elle, c’était fini.
Les réseaux sociaux sont notre cordyceps à nous.
Ce sont des parasites de nos instincts sociaux les plus profonds.
Nous sentons bien que quelque chose cloche. Nous percevons confusément qu’en à peine une décennie, Facebook et consorts se sont insinués dans tous les replis de notre existence sociale, et même dernièrement, de notre vie politique, et qu’ils ont fini par s’y arroger une place absolument exorbitante. De plus en plus, ils conditionnent notre accès au monde, aux autres, à nous-mêmes.
Naturellement, nous éprouvons une espèce de joie mauvaise à regarder le visage blême d’un Mark Zuckerberg faisant son mea culpa devant une commission sénatoriale qui ne demande que ça. Nous avons tort. Car à l’heure actuelle, la doxa dominante, qui ne parle que d’éruption soudaine de fake news, voire carrément d’une entrée dans l’âge de la post-vérité, ne nous permet pas de qualifier correctement la nature du problème, ni d’en calculer la portée véritable.
Le recours systématique au concept de post-vérité m’agace au plus haut point. Pour au moins trois raisons.
Déjà, parce que le simple énoncé de post-vérité suppose que nous vivions précédemment sous un régime dominant de vérité. Un passage en revue rapide de l’histoire de la presse et des discours politiques des deux derniers siècles devrait normalement suffire à dissiper cette illusion. Désinformation, mystifications, volontaires ou non, traitement partial de l’information… Rien de tout cela ne date d’hier. Et, au moins depuis la parution de La fabrication du consentement : De la propagande médiatique en démocratie de Noam Chomsky et Edward Herman, on sait que la propagande, ce n’est pas uniquement quand « les gens sont communistes, déjà. Qu’ils ont froid, avec des chapeaux gris et des chaussures à fermeture éclair.»
Ensuite, parce que le discours de la post-vérité nous induit en erreur quant à la fonction sociale véritable que remplissent les médias. On ne saurait en effet les cantonner à un rôle d’arbitres entre vérité et mensonge. Les affaires humaines sont dans la plupart des cas trop complexes et entremêlées pour qu’on puisse ranger de façon définitive tel ou tel discours dans l’une ou l’autre de ces catégories. Vrai ou faux ? 0 ou 1 ? Le jeu de l’information n’est pas une partie de Burger Quizz. Les faits ne sont qu’une petite partie – essentielle, mais non-suffisante – de l’information.
Il faut en règle générale se méfier de ceux qui se prétendent axiologiquement neutres : ils véhiculent les présupposés idéologiques les plus encombrants sans en être tout à fait conscients.
Enfin, l’hystérie collective qui entoure la soi-disant épidémie de fausses informations présente le sérieux défaut d’attribuer la cause du mal à l’action concertée de certains groupes d’intérêt bien identifiés : alt-right, bots pro-Kremlin, etc. Le système institutionnel américain fonctionne parfaitement : ce sont les sbires de Poutine qui ont fait élire Trump. Facebook, c’est formidable – connecter les gens, ça ne peut être que bien, non ? – mais malheureusement, c’est vrai, il y a Steve Bannon et Robert Mercer. Au siècle dernier, les dirigeants soviétiques, constatant les résultats pour le moins mitigés du processus de collectivisation, avaient trouvé la réponse : si ça ne marchait pas, c’est parce que partout, dans les campagnes, dans les usines, c’était la faute aux saboteurs. Avec le recul, ces vieilles affiches russes mettant en scène les mille et une figures du saboteur – koulak, ennemi du peuple, usurier, etc. – ont quelque chose de pittoresque. Mais on aurait peut-être tort de ricaner : je ne suis pas sûr que les historiens du futur jugent notre compréhension de la crise contemporaine des démocraties libérales avec beaucoup d’indulgence. Qu’il y ait des campagnes de désinformation, des manoeuvres concertées de déstabilisation, des actions ponctuelles de sabotage, cela ne fait pas de doute. Mais à ne considérer que ces phénomènes, on occulte les causes systémiques de la maladie.
Le problème, ce n’est pas l’existence de Cambridge Analytica, le problème, c’est l’existence de Facebook.
Le problème, ce n’est pas la propagande, le problème, ce sont les instruments par le biais desquels elle est opérée aujourd’hui.
La propagande : l’ensemble des moyens que mettent en oeuvre les groupes humains pour s’influencer les uns les autres et orienter le cours de leurs actions respectives. Elle est consubstantielle au mode d’existence politique.
Pour Aristote, c’est parce que l’être humain est un animal qui aime les mythes (φιλόμυθος) qu’il est un animal politique (ζώον πολιτικόν), et vice versa. Pas la peine de se lamenter : la propagande se retrouve à toutes les époques, sous une forme ou sous une autre, et quelle que soit le régime politique considéré. Rien de nouveau sous le soleil de ce côté-là.
Et pourtant, quelque chose de fondamental a bel et bien changé.
Depuis la nuit des temps, et jusqu’à une date très récente, la propagande se rattachait pour l’essentiel à la catégorie générale du discours. « Le mythe est une parole », écrit Barthes. Récit mythique ou discours politique, affiche publicitaire ou film de propagande, peu importe. Dans tous les cas, nous avons affaire à des systèmes sémiologiques. Le medium n’est évidemment pas neutre, mais il ne recouvre pas absolument le message : l’enjeu, c’est de persuader en agençant des éléments de façon à en faire jaillir une significationparticulière. Le découpage de l’art oratoire – inventio, dispositio, elocutio, memoria, actio – opéré par Cicéron dans son traité De oratore est longtemps resté pertinent pour démonter la mécanique des formes multiples de paroles visant à susciter l’adhésion.
Depuis les péroraisons de Démosthène jusqu’aux mass media du siècle dernier, en passant par les discours interminables de Castro et les manipulations de grande ampleur de Bernays, j’appelle ce prolongement de l’art oratoire et des techniques de persuasion classiques la propagande rhétorique.
Cette forme de propagande, autrefois dominante, est en danger d’extinction. Une nouvelle espèce est en train de conquérir la niche écologique qu’elle occupait. Cette espèce invasive, que j’appelle propagande algorithmique, obéit à des règles de fonctionnement complètement différentes, et produit des effets psychologiques et politiques tout aussi différents.
Prenez n’importe quel discours, n’importe quelle éructation de l’actuel locataire de la Maison Blanche, l’inénarrable Donald Trump : ce qui frappe d’emblée, c’est l’aspect décousu du propos, la douloureuse absence de syntaxe, la pauvreté absolue du vocabulaire et la répétition machinale et presque hallucinatoire de formules toutes faites. On peut en rire. On peut aussi se contenter d’en conclure que le dirigeant de la première puissance mondiale vogue quelque part entre le crétinisme congénital et la folie pure et simple. C’est un peu court. Car on passerait alors à côté de la question la plus importante : comment se fait-il que ce discours, malgré sa médiocrité formelle, atteigne son effet ? Le président américain n’est d’ailleurs qu’un cas tératologique, qui ne fait que révéler une évolution plus générale de la parole politique contemporaine : un examen poussé du propos des dirigeants étiquetés progressistes révèlerait des faiblesses structurelles tout à fait similaires. Simplement, on reste plus soucieux des formes, et avec de la chance, cela peut tenir un ou deux ans avant que le discours ne s’effondre sous le poids de ses propres incohérences.
Mais à vrai dire, cela n’aura bientôt plus d’importance.
Les Etats-Unis, une fois de plus, ont un coup d’avance. Si les discours politiques d’aujourd’hui ne veulent rien dire, s’ils sont, au sens propre, in-signifiants, c’est peut-être tout simplement parce qu’ils n’ont plus besoin de signifier quoi que ce soit. Car les suites de lettres qui les composent ne visent plus à produire du sens : elles forment des chapelets de mots-clés conçus comme autant de stimuli qui, par le truchement de dispositifs algorithmiques sophistiqués, déclencheront une réaction prévisible au sein de cohortes de population rigoureusement ciblées et cartographiées. Ce qui explique sans doute l’essor fulgurant des sciences cognitives ces dernières années, contemporain de la démocratisation des usages d’Internet.
La propagande rhétorique, du fait même de ses limitations techniques, était incapable de cibler précisément les populations sur lesquelles elle s’efforçait d’avoir prise. Elle revêtait en conséquence une dimension foncièrement collective. Son rôle était de produire de représentations partagées et des référents de sens communs (que les uns pouvaient par ailleurs rejeter et les autres accepter). Elle s’adressait à des êtres de langage.
Avec la propagande algorithmique, c’est une autre affaire. Enserré dans un filet de données qui sont autant de traces de vos « gestes attentionnels » (pour reprendre une formule chère à Yves Citton) passés, qui révèlent au passage vos préférences intimes, vos préjugés et vos biais cognitifs bien à vous, vous êtes prêts à devenir la cible de bombardement de stimuli micro-ciblés. Comme l’écrit avec justesse Yuval Noah Harari, Facebook, Instagram et Amazon n’ont pas besoin de vous connaître parfaitement : il leur suffit de vous connaître un tout petit peu mieux que vous ne vous connaissez vous-mêmes. Et la vérité qui picote, c’est que ce n’est pas bien difficile.
À terme, le ciblage atomise définitivement les individus, qui n’ont plus d’autre choix de que de devenir des « isolés de masse » (La Nudité du Pouvoir, Roland Gori). La propagande algorithmique ne s’adresse plus à des êtres pensants, mais plutôt à des cerveaux biologiques, envisagés comme des ordinateurs. Et puisque l’acte de signifier possède une dimension foncièrement sociale – c’est le langage qui manifeste mon caractère d’animal politique, il est absurde de penser qu’une proposition puisse avoir du sens pour moi et pour moi seul.
Cette taylorisation des esprits dont l’industrie numérique s’est faite l’étendard, débouche sur une impasse : l’insignifiance généralisée.
La propagande algorithmique ne cherche pas à vous convaincre de quoi que ce soit. Elle vise plutôt à produire un certain contexte, un environnement contrôlé qui garantit la prévisibilité et la répétabilité de vos faits et gestes. Ce que le philosophe Matthew Crawford nomme les « couches de représentation» qui s’interposent de façon croissante entre nous et le réel par le truchement des interfaces numériques sont autant de prises pour les nudges et autres joyeuses manifestations de ce qu’il convient de qualifier d’autoritarisme doux. Le génie de notre époque : brosser dans le sens du poil plutôt qu’exercer une contrainte. Des agences de communication affichent clairement la couleur en se baptisant fièrement Dopamine Inc (« a creative agency focused on fun, innovative, gamified campaigns for employees and consumers ») ou Dopamine Labs(renommée depuis Boundless Mind, il faut croire que la promesse était un peu trop claire).
Autrement dit : on va vous gamifier l’espace mental en beauté.
Il existe d’ailleurs une catégorie de la population qui a déjà fait l’expérience des mécaniques qui régissent le monde qui vient : les gamers. En effet, les jeux vidéo sont conçus pour donner un sentiment de liberté au joueur tout en étant structurellement dirigistes. Le script, le level design et le gameplay génèrent un univers autoritaire invisible. Certains des meilleurs titres jamais produits se payaient d’ailleurs le luxe de dénoncer les mécaniques propres au medium. Je pense notamment Metal Gear Solid 2: Sons of Liberty (sorti en 2001) au terme duquel le joueur se voyait pointé du doigt de façon impitoyable pour avoir accompli sans y penser tout ce qu’on attendait de lui. Ou encore au premier Bioshock (sorti en 2007), dont le twist final révélait que le protagoniste anonyme avait été conditionné pour obéir aveuglément à l’expression « would you kindly » – dont on n’avait pas remarqué la répétition obsessionnelle depuis le début du jeu – devenant ainsi le double du joueur suivant sans réfléchir au parcours balisé par le game designer. Ces productions vidéoludiques mettent en scène ce mélange si particulier d’interactivité et d’obéissance qu’on appelle l’architecture du choix.
Spinoza soutient que l’illusion de la liberté procède de notre ignorance des causes qui nous déterminent à agir tel que nous agissons. Sans vouloir rentrer dans un débat métaphysique sur la nature de la liberté, il faut avouer qu’augmenter le sentiment de liberté tout en multipliant les causes susceptibles d’influer sur notre comportement est une façon des plus raffinées de s’assurer de notre obéissance.
Bref, on n’a pas besoin de parlementer avec un rat dans un labyrinthe pour qu’il aille dans telle ou telle direction : il suffit de lui envoyer les stimuli de circonstance. Plus besoin de passer par la case mythologie s’il est possible de se brancher en direct sur votre cervelle.
C’est un peu triste, mais nous n’avons plus besoin de nous raconter des histoires.
Il y a belle lurette que Don Draper, le sulfureux pubard de la série Mad Men, bouffe les pissenlits par la racine. À quoi servent les films publicitaires à gros budget ? Dix secondes d’images épileptiques sur fond d’ukulélé, avec le bon ciblage, feront tout aussi bien l’affaire. Pourquoi s’ennuyer à pondre un slogan qui vous restera dans la tête ? Dans la mesure où vous consultez votre smartphone de façon compulsive toutes les deux minutes, on pourra parfaitement se passer de vos facultés mémorielles. Vous reprendrez bien une louche de pop-up clignotant aux couleurs criardes ?
La conséquence la plus immédiate de l’entrée dans l’ère de la propagande algorithmique, c’est un assèchement rapide de toutes nos facultés créatives. Un monde duquel la signification s’est retirée, un monde numérique au sens propre du terme, c’est-à-dire composé exclusivement d’un fatras de chiffres, de données et d’algorithmes.
Autrement dit : chiant à en mourir.
Un rêve pour quelques ingénieurs qui jouiront de leur pouvoir démiurgique nouveau. L’enfer – l’enfer par l’ennui – pour tous les autres.
À en juger par les qualités d’écriture de la dernière trilogie Star Wars, il faut croire que notre capacité à raconter des histoires est déjà gravement entamée. Mais passe encore.
C’est surtout sur le terrain politique qu’il faut rechercher les effets les plus profonds – et les plus inquiétants – de la domination croissante des dispositifs de propagande algorithmique.
L’emprise de la propagande rhétorique rencontrait en effet une limite naturelle. Par définition, tout discours porte en lui la possibilité de sa réfutation dans la mesure où sa structuration obéit à des règles qu’il est obligé de rendre au moins partiellement visibles s’il veut atteindre son effet. De là, il découle que tout régime politique qui assoit sa domination sur l’usage du discours, fût-il autoritaire, sécrète en puissance les dissidences qui finiront par l’emporter.
La propagande algorithmique – et le régime politique qui saura correctement s’en emparer – fonctionne d’une façon différente, très différente, au point qu’on se demande bien quelle échappatoire elle laissera dans une société totalement numérisée. Déjà, parce que les règles de fonctionnement de mécanismes de régulation des rapports sociaux qui la définissent sont dissimulées. Seuls les programmeurs connaissent les modalités d’interaction entre le front end – qui nous est donné à voir – et le back end qui constitue la vérité du dispositif technologique.
Mais surtout parce que la propagande algorithmique ne cherche pas à nous convaincre de quoi que ce soit, comme je l’ai répété à plusieurs reprises tout au long de ces quelques pages. Sa puissance découle de ce qu’elle nous piège, chacun, dans des intermondes personnalisés, où nous serions seuls avec nous-mêmes, macérant dans le bain de nos instincts, de nos pulsions, de nos opinions et de nos biais cognitifs bien à nous. De ce qu’elle nous enferme dans un univers où nous nous sentirions comme un dieu en miniature, pour un résultat autrement plus efficace que celui que pouvait espérer atteindre la propagande d’autrefois : dans ce monde taillé sur mesure, au sein duquel il n’existe pas de jeu entre moi et les choses, et dont il semble qu’il n’existe rien en dehors, nous agirons systématiquement comme il est attendu de nous.
La personnalisation est la forme ultime de l’exploitation.
L’artificialisation croissante de nos existences quotidiennes ouvre la voie à un gouvernement algorithmique des populations. Et quand on mesure ce que ça signifie, c’est assez glaçant.
Face à cette tyrannie d’un genre nouveau, il y a quelque chose d’assez dérisoire dans le fait de faire voter des lois contre les fake news.
Notre réaction – largement inconsciente – c’est que nous pataugeons tous plus ou moins dans une espèce de nostalgie malsaine. Des époques pas si lointaines, distantes d’à peine quelques décennies, prennent des airs de paradis perdu. Pour un peu, on crierait presque au génie devant de vieilles publicités pour des sodas ou des voitures quelconques. Même mensongères. Les représentations de la technologie dans des films de science-fiction des années 80, pourtant assez largement dystopiques, ont quelque chose de bonhomme, d’aimable : les Intelligences Artificielles meurtrières de Wargame ou de Terminator se contentaient gentiment d’anéantir l’espèce humaine. Elles ne venaient pas au préalable vider son existence collective et intime de toute épaisseur.
Nous en sommes là : même le mensonge pur et simple a quelque chose d’honnête, comparé au vide customisé que la propagande algorithmique produit à la chaîne.
C’est sur ce terrain que les luttes collectives devront être portées dans les années qui viennent. Mais une reformulation de la question politique de cette ampleur prend du temps. Dans l’attente, il faudra nous contenter d’une morale provisoire.
Je ne vois pas d’autre solution, à ce stade, que de pratiquer une forme d’ascèse. Raconter des histoires, avec un début, un milieu et une fin, déjà. S’efforcer de formuler des propositions qui ont un sens, au lieu de céder systématiquement aux sirènes du bullshit. Résister à la tentation de l’imposture, si forte quand on croit trop bien connaître son interlocuteur. Lever les yeux de son écran. Chaque fois que la chose est possible, privilégier les interfaces analogiques aux dispositifs numériques. Protéger les quelques pans de notre existence qui n’ont pas encore été complètement artificialisés.
Suivre les règles de l’ancienne rhétorique, se soucier avant tout de la cohérence interne de son discours, de sa force propre, c’est se dérober à l’extension du domaine de la propagande algorithmique. Dire des choses qui se tiennent, c’est rester maître de son propos au lieu de jeter tout de suite les armes aux pieds des marchands de neurones à la découpe.
Un article rédigé par Arthur de Grave.